Chèr(e)s artistes de cirque,
ceci est une lettre. Ou plutôt, la première d'une série de lettres qui seront publiées au cours des deux prochaines années. Ensemble, ces lettres tenteront de questionner ce que je perçois comme un besoin urgent du paysage du cirque contemporain dans lequel nous travaillons: c’est à dire, le besoin de redéfinir ce que nous faisons. De parler de comment nous le faisons. De chercher des réponses à la question pourquoi nous le faisons. Et enfin, de développer des outils divers et complexes qui pourront nous aider à le faire.
L'impulsion d'écrire ces lettres provient d’un manque de spectacles artistiquement innovants, surprenants et multiformes – un manque que je ressens en tant que spectatrice. Mais lorsque je travaille sur un spectacle comme dramaturge, je ressens aussi un manque de langage commun, de références et de points d'appuis partagés.
Bien sûr, les deux sont liés, car l'élément clef qui manque dans notre paysage c'est ce que je souhaite que ces lettres puissent ouvrir: un vaste dialogue, englobant de nombreuses voix, de nombreux et forts points de vue qui peuvent questionner notre pratique versatile dans toutes ses formes contradictoires et conflictuelles d’expression. Entamer cette conversation, qui est en réalité une conversation sur l'état actuel du cirque et ses futures possibilités, nous demande de commencer par le passé du cirque.
Pendant longtemps, le cirque a été occupé presque entièrement par la prouesse et la technique, et ainsi par la forme. Cela ne veut pas dire qu'il n'avait pas de contenu: dans le cirque traditionnel, la maîtrise de techniques physiquement exigeantes et dangereuses, ainsi que le dressage d'animaux sauvages peuvent être vus comme des expressions d'une croyance en la suprématie de l'Homme sur la nature et ses forces, telle que la gravité. L'accent sur la prouesse exprimait et aidait même à propager une certaine image contemporaine de l'Homme qui était inspirée par une croyance dans les "grandes histoires" de l'époque – des récits culturels tel que l'Idée du Progrès, qui a émergé des Lumières et a eu tant d'influence sur l'ère moderne qu'il a traversé le 19ème et le 20ème siècle. Le cirque traditionnel est aussi né au seing de la Révolution Industrielle, un temps d'urbanisation rapide et d’une explosion soudaine dans le domaine du divertissement qui cherchait à plaire à un public populaire en rapide croissance. Dans ce contexte, les artistes de cirque étaient ‘avant tout et surtout des travailleurs professionnels qualifiés qui vendaient leurs capacités physiques aux directeurs de cirque, agents ou promoteurs.’11 Purovaara, Tomi, An Introduction to Contemporary Circus, p.77 (STUTS, 2012). Les formes du cirque traditionnel, dessinées de cette manière par le commerce et la culture, n'étaient ni innocentes, ni insensées. Elles fonctionnaient comme un cadre, renforçant une manière particulière de voir et d'expérimenter le monde.
Avance rapide jusqu'aux années 1970, en France. Un groupe de jeunes metteurs-en-scène cherche des formes plus accessibles et populaires pour faire du théâtre, fidèles à leurs croyances de mai 1968 que l'art doit être amené au peuple. Dans leur quête, ils tombent sur le cirque avec son accessibilité immédiate, son langage physique et l'utilisation des espaces publics et populaires – la rue et le chapiteau. Au départ, ils insèrent des techniques de cirque dans leurs spectacles de théâtre, mais bientôt leur travail influence le cirque lui-même. L'éducation circassienne, qui se transmettait traditionnellement de père/mère à fils/fille, sort du contexte familial et en 1985 est prêt à s'institutionnaliser dans la première école de cirque d'éducation supérieure financée par le gouvernement, le Centre National des Arts du Cirque (CNAC) à Châlons-en-Champagne. Dans cette école prestigieuse, les techniques de cirque sont combinées avec les récits du théâtre et de la danse (principalement français) de l'époque. Le nouveau cirque est né et la vision de l'Homme exprimée par le cirque traditionnel est apparemment échangée pour quelque chose d'autre: le personnage dramatique et l'histoire linéaire. A la racine du nouveau cirque réside alors l'idée que la forme et le contenu sont deux entités séparées, qui peuvent d'une certaine manière être divisée sans perte d'un côté ou de l'autre: la prouesse du cirque traditionnel (forme) est isolée pour être combinée avec des récits du théâtre des années 1980 (contenu). Commun à toutes les formes d'art, cependant, est l'entrelacement de la forme (le comment), le contenu (le quoi) et le contexte (le pourquoi). Ces trois éléments sont intimement liés et inséparables. En d'autres termes: le choix de la forme et /ou du médium est toujours lié à une certaine vision ou un certain contenu, qui, à leur tour, sont toujours reliés au contexte dans lequel l'artiste travaille et à la question du pourquoi il crée une oeuvre. Ou comme la dramaturge flamande Marianne Van Kerkhoven l'a dit: 'Sommes-nous à présent arrivés à comprendre que la forme et le contenu sont inséparables et que chaque révision ou édition, de quelque nature que ce soit, touche également les deux et influence les deux?'.22 Van Kerkhoven, Marianne, 'Werkverslag. Hoofdstuk 1: Nuanceren. Over het innemen van standpunten.' in Etcetera, 20 (83), p.15 (2002).
Pourtant, cette relation triangulaire n'est pas simple. En même temps que le nouveau cirque émergeait, le théâtre et les arts scéniques s'adaptaient à de plus larges changements qui concernaient la question de la représentation dans l'art. Pendant très longtemps, l'art (peinture, sculpture, théâtre) jetait son énergie dans la création des imitations toujours plus détaillées et convaincantes de la réalité. En cours de route, il a développé de nombreuses techniques mimétiques (par exemple, l'invention de la perspective en peinture). La vie elle-même était l'original et l'art était l'imitation de cet original. Avec l'invention de la photographie en 1839, cependant, l'art a subitement perdu sa fonction mimétique. La photographie pouvait simplement 'cadrer' la réalité et la distinction entre l'original et la copie devenait floue. A peu près au même moment, l'art visuel s'est embarqué dans une quête d'abstraction, alors que les différents composants de la peinture et de la sculpture devenaient de plus en plus autonomes: couleur, matière, forme, concept.
Le théâtre a maintenu sa fonction mimétique plus longtemps, parce qu'au théâtre les gens pouvaient voir de l'action en mouvement, ce que la photographie ne pouvait saisir. Cinquante ans plus tard, autour de 1890, le cinéma est né et le théâtre fût enfin libéré de sa fonction d’imiter et de re-présenter de l'action en mouvement. Plusieurs metteurs-en scène d'avant-garde (tels qu'Artaud, Meyerhold, Appia, Craig, Kantor) ont commencé à expérimenter avec le théâtre, et en miroir aux développements qui avaient eu lieu dans les arts visuels, les différentes composantes du théâtre – texte, mouvement, voix, lumière, costume, narration – sont graduellement devenues plus indépendantes. Dans les années 1980, avec l'explosion des technologies de communication, cette tendance s'est accélérée, conduisant à un théâtre ‘au-delà de la représentation’, que le critique de théâtre allemand Hans-Thies Lehman, a appelé le théâtre postdramatique.33 Lehmann, Hans-Thies, The Postdramatic Theatre, translated by Karen Jürs-Munby (London: Routledge, 2006). Dans la vision de Lehman, ce théâtre ne représente plus ce qui n'est pas là (la vie en dehors de la black box), mais présente ce qui est là avec une intensité augmentée.
Dans le cirque, le danger et le haut-niveau de réalité des actions physiques créent naturellement cette intensité augmentée. La forme elle-même ne peut jamais faire bon ménage avec les genres de théâtre 'dramatique' d'un autre temps qui respectent le quatrième mur et qui essayent de faire croire au spectateur à une réalité fictionnelle sur scène. Le cirque, avec son amour pour l’aptitude physique et son historique de mettre le public en rond, ne cherche pas à créer une illusion. Il se concentre plutôt, sur une rencontre réelle de corps. Il n'y a pas de quatrième mur. Quoiqu’il se passe, se passe en temps réel, dans ‘l'ici et maintenant’ du chapiteau. Il n'y a pas d'histoire, mais une succession d'actes. A l'exception du clown, il n'y a pas de personae dramatique. L'échec du nouveau cirque a été de tenter de combiner la présence réelle avec l’illusion théâtrale au moment même où les qualités inhérentes du cirque résonnaient avec l'émergence du théâtre post-dramatique. C'est pour cette raison que, dans le nouveau cirque, le cirque agit toujours comme une interruption de la narration. Il n'est juste pas possible de combiner les deux dans un ensemble harmonieux. Au moment du danger physique (présence), l'histoire (re-présentation) tout simplement, s'arrête.
Seulement, la décision de combiner une narration avec les arts du cirque ne s'est pas limitée à une poignée de spectacles obscurs des premiers jours du nouveau cirque. La majorité des spectacles de cirque que nous faisons aujourd'hui fonctionnent encore ainsi -ce qui revient à dire qu'ils ne fonctionnent pas. Heureusement, il y a aujourd’hui une conscience accrue des façons dont nous créons (et pourrions créer) des spectacles de cirque. En réaction, de nombreux artistes de cirque ont placé une attention renouvelée sur la technique de cirque. Une grande partie du travail que nous faisons aujourd'hui semble ainsi être basée sur une recherche formelle (c'est à dire technique), avec une croissance de la création de spectacles mono-disciplinaires.
Néanmoins, ce qui manque souvent est la compréhension que la maîtrise d’une technique (la forme) exprime cette vision moderne de l'Homme et du monde en général. Ce que nous présentons sur scène sont des héros et des héroïnes, souvent sans aucune critique ou ironie et d’une manière qui semble être anachronique et non-plausible dans le contexte de nos expériences post-modernes, méta-modernes ou même post-humaines du monde qui nous entoure. Notre monde occidental contemporain ne peut plus être compris dans une ‘grande histoire’, ni par la croyance qu’une narration unique et cohérente puisse donner sens à nos expériences de ce monde. De telles tentatives nous parviennent généralement comme étant naïves, banales ou bien encore comme des fantaisies d'évasion.
Pourtant, autre chose prend la place de ces grandes histoires. Les dérèglements évidents des systèmes écologiques, financiers et géopolitiques qui nous entourent, semblent nous inviter à nous éloigner de l'impasse de l'aversion post-moderne pour les narrations contraignantes. C'est comme si nous avions commencé, avec hésitation, à articuler un désir grandissant pour la sincérité, la communauté et le changement, toujours avec la conscience que le sol sur lequel nous nous tenons est imbibé d'ironie. Les universitaires néerlandais Timotheus Vermeulen et Robin van den Akker (2010) ont appelé ce sentiment émergent le 'métamodernisme'. Ils frappent ce terme comme une oscillation et une négociation 'entre le moderne et le postmoderne. Le métamodernisme oscille entre enthousiasme moderne et ironie postmoderne, entre espoir et mélancolie, entre naïveté et connaissance, empathie et apathie, unité et pluralité, totalité et fragmentation, pureté et ambiguïté.’44 Vermeulen, Timotheus and Van den Akker, Robin, 'Notes on Metamodernism' in Journal of Aesthetics & Culture, Vol. 2 (2010).
Pour pouvoir se rapporter à ces mouvements plus larges dans la culture, je crois qu'il est important de prendre conscience du fait que les techniques de cirque existantes sont des expressions d’une manière particulière de voir et d'expérimenter le monde. Aussi longtemps que nous continuons à répliquer le modèle du passé, nous échouerons à connecter notre savoir-faire aux questions sous-jacentes – celles de ce que nous faisons, de pourquoi et comment nous le faisons – et nous continuerons à communiquer précisément cela: du savoir-faire.
Il est vrai que nous ne pouvons pas commencer à créer et communiquer un contenu différent de celui du cirque traditionnel si nous ne maîtrisons pas les techniques circassiennes qui sont le langage de l'art. Mais nous ne créerons pas de travail artistiquement novateur uniquement à travers la répétition de ces techniques et du ‘répertoire’ existant. Peut-être la technique elle même n'a pas à être placée au coeur de notre pratique; ou plutôt, nous pouvons tenter de définir notre médium en d'autres termes.
Il y a de nombreuses approches possibles, mais ici j'aimerais suggérer une compréhension du cirque en tant que forme dans laquelle le corps virtuose est central. Toutefois, j'aimerais aussi redéfinir la virtuosité. Ce que le corps de cirque fait sur scène/sur la piste, ne manque pas de sens; ses actions sont toujours une tentative de surpasser une limite physique. Le corps de cirque repousse constamment les limites du possible et déplace les objectifs de ses actions physiques sans cesse, de manière à ce qu'il n'atteigne jamais ces buts et ces limites: ils se déplacent toujours pour se tenir juste hors-de-portée. Ce qui s'exprime à travers les formes du cirque, n'est alors pas cette vision ancienne de la maîtrise, mais une compréhension de l'action humaine qui est fondamentalement tragique. La virtuosité n'est rien d'autre que la vaine lutte de l'homme 'en activité’. Ce qui apparaît sur la piste est une bataille avec un adversaire invisible (les différentes forces de la nature), dans lequel l'objectif n'est pas de gagner mais de résister et de ne pas perdre. Le cirque est à la fois la promesse de la tragédie et la tentative d'y échapper. Cela fait de l'artiste de cirque un héros tragique.
Nous pouvons aussi considérer la relation entre le corps virtuose et les objets qui lui sont extérieurs, que ce soient des accessoires ou des agrès (un trapèze, une corde, une balle de jonglage) ou les corps d'autres artistes. Dans un essai écrit en 2009, le philosophe italien Giorgio Agamben propose une distinction des êtres en deux grands groupes: 'd'un côté, les êtres vivants (ou substances) et de l'autre, des apparatus dans lesquels les êtres vivants sont sans cesse capturés.'55 Agamben, Giorgio, What is an apparatus? (Stanford: Stanford University Press, 2009). Sa compréhension de l'apparatus, qui se construit à partir de la notion du dispositif comme elle apparaît dans le travail de l’historien et philosophe français Michel Foucault, englobe ‘littéralement tout ce qui d'une manière ou d'une autre a la capacité de capturer, orienter, déterminer, intercepter, modeler, contrôler ou sécuriser les gestes, les comportements, les opinions ou les discours des êtres vivants’, du langage lui-même, aux téléphones portables, cigarettes, stylos et ordinateurs. Selon Agamben, le sujet est la troisième catégorie qui résulte de la relation, ou 'du combat obstiné' entre les être vivants et les apparatus.66 Ibid, p. 14.
Le critique de danse André Lepecki a déjà appliqué à la danse contemporaine et au spectacle, cette compréhension Agambienne de la division entre être vivants et apparatus. Pourtant, le cirque semble être le champ de bataille par excellence sur lequel 'le combat obstiné' d'Agamben entre l'être humain et les apparatus peut avoir lieu.77 Lepecki, André, '9 Variations on Things and Performance' in Thingly Variations in Space, edited by EdElke van Kampenhout (Brussels: MOKUM). Le cirque traditionnel présente l'être humain dans une relation de suprématie et de dominance sur les objets dans la piste (d'autres corps, des animaux, des agrès de cirque) mais la technique elle-même fonctionne comme un apparatus ou dispositif qui discipline le corps: il est formé à un degré spécifique de perfection et ainsi, son identité est effacée. L'artiste de cirque traditionnel qui est censé être héroïque, apparaît alors comme un simple corps anonyme.
Si le cirque veut être capable de mettre en scène des identités et des subjectivités contemporaines, il est crucial que nous commencions à expérimenter de nouvelles relations avec nos agrès, techniques et/ou objets. La relation entre le corps et l'objet a déjà changé de façon dramatique ces vingt dernières années. Il est passé de la domination physique sur la trajectoire des objets (cirque traditionnel et nouveau cirque) à l'objet qui domine les trajectoires des corps (cirque contemporain). Ceci est une bascule très importante, qui pourrait refléter ou s'engager avec nos expériences contemporaines du monde. A l'instar de la compréhension de l'action humaine comme étant profondément tragique, cela connecte le cirque avec les cultures et l'époque dans laquelle nous vivons.
Il est temps pour le cirque de redéfinir ses raisons d'être et pour nous de redéfinir nos raisons de faire. Si nous voulons que le cirque devienne plus innovant, surprenant, étrange et dérangeant, nous devons comprendre le lien intime entre les formes du cirque et le contenu que nous pouvons communiquer avec ces formes. Nous avons besoin de trouver quelles spécificités définissent le cirque en tant que cirque et ceci au-delà de la prouesse technique. Chaque tentative de définir ce que nous faisons doit correspondre à une tentative de dessiner un espace pour la recherche artistique dans le cirque. Les deux se superposent. Ce sont deux pôles d'un même continuum. Sans recherche, aucune 'nouvelle' définition du médium ne peut se construire et sans 'nouvelle' définition du médium il n'y a aucun chemin possible pour une recherche artistique au-delà de la prouesse technique. Etant donné que le cirque occupe historiquement une position quelque peu marginale dans le monde du spectacle (comme dans la société en général d'ailleurs), nous devons comprendre les dynamiques de notre position changeante. Peut-être est-il temps d'aller au-delà du cirque. Cherchons d'innombrables réponses aux questions de pourquoi nous voulons faire du cirque, comment nous voulons faire du cirque et ce que nous pouvons (potentiellement) communiquer en faisant du cirque. Faisons cela ensemble. Discutons et contredisons-nous. J'ai hâte d'entendre (lire) vos pensées. Au cours des prochaines années, j'organiserai plusieurs rencontres pour parler et discuter des différents sujets que ces lettres essayent de soulever. En attendant, vos lettres, emails et commentaires sont plus que bienvenus à cette adresse: bauke.lievens@hogent.be.
A bientôt,
Bauke Lievens
8 décembre 2015
1 Purovaara, Tomi, An Introduction to Contemporary Circus, p.77 (STUTS, 2012).
2 Van Kerkhoven, Marianne, 'Werkverslag. Hoofdstuk 1: Nuanceren. Over het innemen van standpunten.' in Etcetera, 20 (83), p.15 (2002).
3 Lehmann, Hans-Thies, The Postdramatic Theatre, translated by Karen Jürs-Munby (London: Routledge, 2006).
4 Vermeulen, Timotheus and Van den Akker, Robin, 'Notes on Metamodernism' in Journal of Aesthetics & Culture, Vol. 2 (2010).
5 Agamben, Giorgio, What is an apparatus? (Stanford: Stanford University Press, 2009).
6 Ibid, p. 14.
7 Lepecki, André, '9 Variations on Things and Performance' in Thingly Variations in Space, edited by EdElke van Kampenhout (Brussels: MOKUM).